Ère de la terre
Terre camarades !!! Sur le pont de notre embarcation, une question se pose : partir ou rester ? Après des années de baroude et de sérendipité, nos racines traçantes cherchent ancrage. Nous avons un camp de base qui nous permet de nous rassembler régulièrement depuis un certain temps, nous avons surmonté de gros coups de Trafalgar, l’équipage est fort des expériences vécues et de l’envie que ça dure. Longue vie à La Grosse Situation ! Les verres s’entrechoquent et tintent joyeusement le soir du 26 janvier 2015 où sont signés les statuts d’une association qui a maintenant un conseil d’administration bien vivant et engagé. Indépendante, La Grosse Situation s’installe collectivement au bord de la Garonne.
Au même moment nous sommes invitées par nos amis du Comité départemental des pêches de Lorient à venir faire “la scène des marins” de Voyage Extra-Ordinaire dans la f(h)oule au Salon de l’agriculture à Paris. Vigipirate nous force à imaginer un plan B. Fin février, nous troquons nos cirés jaunes contre des blousons kakis de chasseuses-cueilleuses sur moquette rouge. Dans le dos nous avons brodé les contours de la France. “Je ne connais pas ce logo”, nous dit l’agent de sécurité de “l’entrée des artistes”… Nous faisons la queue comme tout le monde et payons pour entrer. Nous passons une semaine “hors-sol” à faire le tour du pays dans une ambiance surchauffée, à rencontrer des producteurs et productrices, des représentants de syndicats, de banques, d’assurances, des politiques, des consommateurs et consommatrices et des centaines de races inscrites au herd book. Le stand des pêcheurs de Lorient est notre port d’attache dans le plus gros spectacle du monde agricole français. Ils nous nourrissent de coquilles St-Jacques grillées et nous appellent les goélands. Nous sommes en train de vivre la première des six immersions de France Profonde. Ce 28 février 2015, nous ramenons dans un pot de confiture notre premier carottage de terre: de la sciure du ring équin de la porte de Versailles. Et un nouvel horizon de recherche :
quels sont nos liens à la terre et qu’est-ce qui se joue sur une parcelle agricole en France ?
Le monde paysan s’est transformé les cinquantes dernières années. Il nous semble qu’entre nos métiers il y a des ressemblances, et pas uniquement symboliques. Systèmes de subventions, aléas climatiques, attachements profonds et affectifs aux territoires géographiques et humains. On apprend que l’administration distingue “les cadres et les hors-cadres familiaux”, selon si on est issu ou non du milieu agricole. Et nous à La Grosse Situation ? On est cadre ou hors-cadre ?
Tu crois que tu vas nourrir le monde avec ton théâtre ?
Les questions que soulèvent l’écriture de France Profonde sont complexes et nous poussent dans nos retranchements. Nulle terre sans guerre, dit un adage. Notre tente tati nous permet de nous planter par moment dans des terrains neutres (pour nous), et de prendre du champ.
Durant cette ère, l’une d’entre-nous devient végétarienne, une autre qui l’était depuis 20 ans se remet à manger de la viande. Une autre s’arrime à 350 kilomètres du QG bordelais… On imagine un spectacle dont une partie serait rendue à l’économie informelle. Faire du troc avec des petits producteurs à l’endroit où on va jouer, faire circuler la marchandise vers d’autres régions au cul de notre camion de tournée. Vendre une partie du spectacle en produits agricoles et échanger doutes, idées, denrées.
On fréquente des lycées agricoles et on découvre un des plus beaux métiers du monde : prof d’ESC (professeur d’éducation socio-culturel). Avec les futur·es jeunes agriculteurs et agricultrices nous imaginons des Champs d’action. On collectionne maintenant les bottes, en plus des sacs à dos. On invente des balades de Botanique d’Intérieurs (première balade en juin 2014), et une Transhumance dans la ville pour glaner et se nourrir dans les fêlures du réel bétonné (2016-2017). On apprend à composer avec les moutons et à convoquer notre mètis, cette notion grecque qui combine la souplesse d’esprit et la capacité à voir venir. En avril 2018, on trace des pistes chantées à travers la campagne, Par les champs-chants. L’éte 2019, la soupe collective mijote de plus en plus près de la source qui produit les légumes et Les épluchés vifs.
Durant cette ère aussi, nous avons accueilli dans la bande Léa, notre force tranquille, qui fait la production à La Grosse Situation depuis début 2016 (et l’administration et tant d’autres choses !). Nous voilà 5 à la barre. Et en octobre 2017, nous avons emménagé dans un bureau fixe, sous une verrière comme des plantes exotiques dans une serre, au fond d’un local que nous partageons avec Opéra Pagaï.